La science réfléchit déjà aux futures croisières interstellaires longues de plusieurs siècles.

Une vie entière à voyager dans l'espace

Pour atteindre les étoiles, auteurs de science-fiction et ingénieurs de la Nasa rêvent de vaisseaux spatiaux et modes de propulsion efficaces, de combustibles économiques ou abondants ou de sauts technologiques permettant de se rapprocher de la vitesse de la lumière. Mais même avec la pauvre technologie actuelle, l'homme pourrait traverser l'espace de notre galaxie. A condition d'envoyer des familles dont plusieurs générations passeront leur vie à voyager. Les voyages « transgénérationels » ont été évoqués lors d'une conférence de congrès de l'Association américaine pour l'avancement des sciences (AAAS) qui s'est déroulé la semaine dernière à Boston.

Si vous êtes des fans de « Star Trek », ou si vous aimé le film Stargate, le voyage interstellaire est d'une banalité désolante. Il suffit de mettre le moteur du vaisseau en rythme « hyperdrive », ou de foncer à travers un de ces trous de ver spatio-temporels qui fourmillent dans le cosmos. Ou de tranquillement accélérer au-delà de la vitesse de la lumière, pour accéder aux étoiles lointaines en un rien de temps. «Les auteurs de science fiction ont, après la Seconde Guerre mondiale, complètement négligé la relativité d'Einstein, explique Charles Sheffield (Earth satellite corporation). Pour eux dépasser la vitesse de la lumière est aussi simple que d'appuyer sur un bouton ». En théorie, il est vrai qu'une compensation partielle du temps, une dilatation temporelle est possible. Mais à condition de se trouver à des vélocités proches de la vitesse de la lumière.

A 99% de cette valeur, le temps passe sept fois plus lentement que sur la Terre. A cette vitesse la plus proche des étoiles, alpha du Centaure serait atteinte en 4,4 années et Bételgeuse en un peu moins de 520 ans. Seulement voilà, pour Yoji Kondo (Goddard Space Flight Center de la Nasa) comme pour les astrophysiciens, il est encore impossible d'accélérer des objets à ces vitesses.  « Si nous pouvions faire voyager des sondes ou des vaisseaux à des vitesses égales à 5% de la vitesse de la lumière (soit 17 500 km par seconde), il faudrait déjà 88 ans pour toucher alpha du Centaure, et pas loin de10 400 ans pour Bételgeuse », a argumenté Charles Sheffield. Ce qui est déjà assez considérable puisqu'il ne faut alors que 30 secondes pour aller de la Terre à la Lune ! On en est loin : avec ses 17,5 km par seconde, la sonde Voyager lancée en 1977, atteindra alpha du Centaure dans 70 000 ans. Les scientifiques reprennent donc à leur compte une idée née de la science-fiction américaine des années 1960 : lancer des vaisseaux habités d'une véritable colonie humaine qui passera son existence à voyager.

Il vous faut d'abord un propulseur et son combustible. Une fusée classique avec sa source d'énergie n'a pas un rendement énergétique acceptable pour un aussi long voyage. Comment faire ? En 1986 , le Jet Propulsion Laboratory (JPL, Pasadena, Californie) a imaginé un système de propulsion électrique alimenté par un réacteur nucléaire pour une mission de reconnaissance nommée TAU, qui devait parcourir un millier d'unités astronomiques (mille fois la distance Terre-Soleil) : 60 tonnes dont 40 tonnes de combustible atomique, consommées par le vaisseau en 10 ans, un vaisseau capable d'atteindre la vitesse de 100 km par seconde.

Ou alors vous pouvez, comme dans le projet Orion, lancer un vaisseau de 400 000 tonnes dont 20 000 de charge utile. De quoi alimenter et faire vivre une petite colonie humaine. Le combustible est original : il s'agit de 300 000 bombes H d'une tonne chacune. Chaque bombe est éjectée à l'arrière, toutes les trois secondes. Une plaque protectrice permet de surfer sur la vague de l'onde de choc de chaque bombe en toute sécurité. Au bout de dix jours d'une accélération constante de 1g, l'Orion a acquis une célérité équivalente à 3% de la vitesse de la lumière. Pour l'inventeur de ce projet Bob Forward (ex-Nasa), la technologie nécessaire pour construire Orion est connue est testée. Autre avantage : un seul Orion utiliserait la totalité des armes atomiques actuelles, stoppant net tout risque de prolifération nucléaire !

Risque de consanguinité à bord

La Nasa se pose déjà des questions sur la santé mentale et les relation entre les astronautes du très court voyage de neuf mois pour atteindre Mars. Le magazine Discover a même titré récemment : «Pouvons-nous aller sur mars sans devenir fous ? » John Moore, un anthropologue de l'université de Floride, est convaincu que pour un voyage interstellaire beaucoup plus long, supérieur à 200 ans, il faut dès le départ une cohésion sociale qui ne peut exister que dans une communauté très structurée, avec des règles de mariage et de reproduction à bord parfaitement définies, pour maintenir dans la progéniture née à bord une variabilité génétique minimale. La taille de la population à bord doit être stable : la moralité, la fécondité des femmes astronautes, le rythme des mariages réclameront un groupe d'environ 180 personnes. Si l'on retarde suffisamment les grossesses à bord, on limite la fécondité et -avantage décisif- on crée des échelons dans la pyramide des âges, avec des vieillards, des couples ayant la quarantaine  et des enfants préadolescents. Après 200 années dans l'espace, ce modèle maintient son intégrité et sa structure, sans apport extérieur.

Pour Dennis O'Rourke, généticien à l'université de l'Utah, la question de l'évolution génétique d'une population de cette taille doit être posée. Bien entendu, les mutations spontanées existeront (même si les astronautes sont protégés des rayons cosmiques très mutagènes), mais leur rythme et leur fréquence n'ont que peu d'effet à cette échelle de temps et de nombre. La sélection naturelle est à considérer : mais dans un environnement artificiel parfaitement contrôlé, il est peu probable qu'une pression de sélection s'exerce sur le groupe.

Le seul vrai problème, c'est la dérive génétique : sur une aussi petite population, la réduction de la variation génétique est considérable. Au fil des générations successives, une des formes (allèles) de chaque gène prend bientôt le pas sur l'autre, là où au départ existait un équilibre entre homozygotes (porteurs deux gènes identiques sur une paire de chromosome) et hétérozygotes. En moins de 25 générations, les homozygotes ont complètement remplacé les hétérozygotes. Une forme de consanguinité qui peut avoir des conséquences désastreuses.

Et ce n'est pas tout : quel sabir va-t-on parler dans l'espace ? Il faut comprendre qu'un tel voyage se fait en complet isolement (la transmission des messages prenant des décennies). Sarah Thomason, une spécialiste du langage à l'université de Chicago, insiste sur le choix de l'anglais comme langue de départ. 51 des 195 nations du globe ont l'anglais comme langue officielle : « Cela facilitera le choix dans la diversité ethnique, géographique, culturelle. » Faut-il craindre des variations dialectiques après plusieurs années ? « Non, car la première génération née à bord homogénéisera l'anglais des parents en une langue spatiale, comme la kionè des Grecs. Cet anglais de l'espace sera mutuellement intelligible avec l'anglais terrestre. »

Il n'y aura pas beaucoup de changements dans la structure, la grammaire. « Nous sommes encore capables de lire William Shakespeare, qui écrivait voici plus de 350 ans », précise Sarah Thomason. C'est le vocabulaire qui changera le plus. D'abord à cause des adolescents qui inventent toujours un jargon à eux. Et également du fait que de nombreux mots n'auront plus d'usage : rivière, neige, hiver, cheval, etc.

En revanche, si le voyage devait s'éterniser au-delà de cinq cents ans, le risque de séparation vraie avec l'anglais de base est bien réel, selon Sarah Thomasson : « N'oublions pas que nous sommes incapables de lire Beowulf dont nous sommes séparés par mille ans ou Chaucer, qui écrivit voici six cents ans."

Tiré du Figaro du 25.02.2002 - Rédigé par Jean-Michel Bader