La destruction créatrice

par François Schaller, Professeur honoraire aux Universités de Lausanne et de Berne.

L'expression « la destruction créatrice » a été créée par l'un des plus grands économistes du XXe siècle, Joseph Schumpeter. Né en Autriche en 1883, il enseigna l'économie politique à Vienne puis à Bonn, et fut ministre des finances d'Autriche en 1919-20. Après avoir émigré aux Etats-Unis en 1932, il professa à Harvard jusqu'à sa mort en 1950. Bien qu'il se fût penché sur la fonction de l'entrepreneur dans la plupart de ses publications antérieures, ce ne fut que dans son œuvre de 1942, « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » que l'auteur consacra un bref chapitre au processus de destruction créatrice. Ces pages contribuèrent grandement à sa notoriété.

Le rôle de l'entrepreneur dans le système
De tout temps, une fraction de l'opinion publique s'est montrée sévère à l'égard des structures et du fonctionnement de l'économie libérale. Il ne semble pas que sous ce rapport, l'effondrement du collectivisme ait sensiblement modifié un tel état d'esprit. On reproche surtout au capitalisme de multiplier les gaspillages et de tolérer bon gré mal gré le pire d'entre eux, le chômage. La production demeure au-dessous du niveau qu'elle pourrait atteindre, sauf lors de trop rares périodes de plein-emploi. Comment pourrait-il en être autrement, dit-on, alors que le chef d'entreprise ne songe qu'à maximiser son profit sans se soucier de la concordance entre son intérêt personnel et celui de la collectivité ?
Schumpeter réagit face à cette critique. Le cheminement de sa pensée débouche finalement sur l'importance décisive accordée à ce qu'il nomme « l'ouragan perpétuel de la destruction créatrice » dont l'entrepreneur est le moteur.
Selon lui, le capitalisme est un système éminemment dynamique, très éloigné de l'équilibre parfait que recherchaient la plupart des économistes jusqu'à lui. Il n'est pas dans la nature de l'économie de satisfaire jamais cette aspiration à un équilibre statique. Quiconque se donne la peine d'observer les marchés dans nos sociétés industrielles depuis près de deux siècles, s'aperçoit que tout est toujours en mouvement. Semblable agitation ne se traduit pas moins par une sensible amélioration des conditions d'existence de la population. Bien sûr, des retours de flamme appartiennent aussi au domaine des réalités. Les crises, les dépressions et les récessions ne sont pas exceptionnelles. Toutefois, on en peut porter un jugement valable sur un système économique à un moment précis, mais seulement en considérant une période s'étendant sur quelques dizaines d'années.
Qui donc se charge d'assurer la croissance au sein d'une société nationale ? Sans nier le rôle incontournable que l'Etat se doit de jouer, Schumpeter réserve une position centrale à l'entrepreneur dont la mission sera d'autant mieux remplie que le pouvoir politique lui accordera une grande liberté d'action dans un environnement favorable. Il est faux, selon cet auteur, d'attribuer le dynamisme économique et son caractère évolutionniste au milieu naturel, à des guerres et des révolutions, à un accroissement de la population ou du capital disponible, ou encore aux systèmes monétaires. Ces facteurs constituent des conditions du développement économique en certaines circonstances, non des causes premières. Tout progrès significatif découle d'une initiative prise par un entrepreneur.
Ce personnage ne doit pas se confondre avec n'importe quel producteur. Le chef d'entreprise qui dirige bien sa firme, exerce une autorité reconnue et admise par son personnel, réalise des profits, jouit de la considération générale, n'est pas nécessairement un entrepreneur au sens attribué par l'auteur à ce vocable. Il n'est même, le plus souvent, qu'un excellent gestionnaire. Grâce à lui l'économie se maintient ; elle ne périclite pas, mais n'accomplit aucun des pas en avant qui caractérisent l'évolution du capitalisme tout au long de son histoire. Le véritable entrepreneur, moteur du capitalisme, est celui qui tourne le dos aux chemins suivis par ses collègues. A ses risques et périls, il rompt le circuit et s'engage résolument sur une voie nouvelle.

Les cinq possibilités de progresser
Précisant sa pensée, Schumpeter énumère les cinq possibilités de donner naissance à l'évolution économique par l'adoption de nouvelles combinaisons.

a) Il peut s'agir de la fabrication d'un produit jusqu'ici inconnu ou de l'amélioration sensible de la qualité ou des propriétés d'un bien existant. Schumpeter s'inscrit en faux contre le cliché classique du fabricant à l'affût des besoins nouveaux que le consommateur pourrait éprouver à un moment donné. L'entrepreneur fait davantage que répondre à des besoins : il les suscite, les fait naître et parvient à convaincre les consommateurs qu'ils les éprouvent. Le moteur de la dynamique est donc bien l'entrepreneur, non l'ensemble du public.
En soi, une découverte scientifique ne constitue une innovation qu'au moment où elle est exploitée par un appareil de production. Tout progrès de la connaissance n'est donc pas nécessairement un pas en avant dans l'évolution économique, bien qu'il le soit de plus en plus fréquemment. Le raccourcissement du délai qui sépare l'invention de laboratoire de son exploitation commerciale est d'autre part saisissant. Ainsi, onze siècles se sont écoulés avant que le moulin, connu des Romains au début de notre ère, transforme les structures sociales et politiques de l'Occident. Dans le cas de la photographie, cent deux ans suffirent (1727-1829), et trente-cinq seulement pour la radio (1867-1902). Le délai tombe à six ans pour le rayon laser (1956-1962).
Cependant l'innovation représente un risque certain. Par routine, les clients peuvent réserver leur préférences à l'égard des produits que les concurrents continuent de livrer. En revanche, si le succès couronne les efforts, les articles anciens disparaîtront progressivement des marchés, ainsi que les entreprises qui les produisaient. En cela réside l'aspect destructif de l'innovation.

b) Celle-ci peut aussi découler d'une méthode nouvelle de fabrication ou de commercialisation. Traditionnellement, les habitants de quartiers ou de régions mal desservis devaient se déplacer parfois sur une longue distance pour effectuer leurs emplettes. En situant le magasin sur les roues d'un camion, afin de le rapprocher des consommateurs éloignés, G. Duttweiler fit preuve d'un esprit d'innovation remarquable. Il contribua à l'amélioration de bien-être d'une large partie de la population (création), au détriment de petits négociants situés dans les quartiers du centre (destruction).

c) Il en va de même de l'ouverture d'un marché nouveau, que ce dernier ait existé jadis ou non. On ne saurait affirmer qu'une telle création ne suppose aucune destruction. Le pouvoir d'achat de la clientèle n'ayant pas varié de ce fait, les acquisitions consenties dans une direction entraîneront nécessairement des économies ailleurs.

d) Le recours à une matière nouvelle aura des effets semblables. On serait surpris de constater combien peu, parmi les biens déjà en usage au début du siècle, sont à présent fabriqués avec la même matière.

e) En fin de liste, Schumpeter mentionne la réalisation d'une nouvelle organisation, comme la création d'une position dominante ou « l'apparition brusque d'un monopole », d'un trust ou d'un cartel.

L'accusation de gaspillage
Dans chacun des cinq cas, il va de soi que la valeur ainsi créée est supérieure à celle qui est simultanément détruite. A défaut, l'entrepreneur se garderait d'exploiter la découverte qui demeurerait, momentanément du moins, à l'état de progrès scientifique. Il peut également se tromper dans son appréciation, ce qui le conduira à l'abandon de l'innovation. Cela ne signifie pas que le chef d'entreprise se doive d'être nécessairement un inventeur. Il peut confier cette mission à ceux qu'on nomme aujourd'hui des chercheurs et qui s'activent soit à l'intérieur soit à l'extérieur de la firme. Les qualités requises pour l'exercice de chacune de ces deux fonctions ne sont pas identiques et ne sont pas fréquemment répandues chez le même individu.
En cas de succès, l'innovation sera source d'enrichissement. Mais rien n'est jamais définitivement acquis. Le brevet n'offre au détenteur d'une invention qu'une protection relative et de toute façon momentanée. La concurrence, pièce maîtresse de toute économie de marché, a aussi pour effet de favoriser les initiatives prise par la « meute des suiveurs ». Dans sa législation, l'Etat s'efforce donc d'opérer un partage jugé équitable entre l'encouragement à la recherche et le maintien d'une concurrence effective. Pour l'entrepreneur, l'innovation n'est donc pas un choix : elle est une condition de survie.
Au sein de la population, on éprouve parfois l'impression que l'économie moderne se livre à un gaspillage effréné. Des machines et des installations sont jetées au rebut ou bradées à vil prix, alors qu'elles sont encore en parfait état de fonctionnement, mais sont dépassées dans leur conception technique. Des biens de consommation réputés « de longue durée » sont vendus par des firmes qui ne proposent pas moins très tôt de les remplacer par des produits plus performants. Ce gaspillage serait le défaut majeur de nos sociétés de consommation. Ainsi en jugèrent d'ailleurs les premiers idéologues de la défunte URSS. On omet trop souvent de rappeler que dès la Révolution de 1917, on ne remplaça un équipement par un autre techniquement plus avancé qu'au moment où le premier, usé jusqu'à la corde, était complètement vétuste. De la sorte, l'élimination d'une source de coût considérable devait se traduire par une amélioration des conditions de vie beaucoup plus rapide à l'Est qu'à l'Ouest. On sait aujourd'hui sur quel échec total déboucha cette politique aberrante.

L'entrepreneur traditionnel s'est-il effacé ?
Contrairement aux classiques pour qui la clef de l'évolution économique et de la croissance qu'elle engendre se situe dans le travail et l'épargne, Schumpeter en voit l'explication dans l'adoption de nouvelles combinaisons, c'est-à-dire dans le progrès technique compris dans son sens le plus large.
Le principal reproche adressé à cette théorie du rôle de l'entrepreneur est de se référer à une époque dépassée. Certes, au XIXe siècle, l'entreprise, en général de taille moyenne ou petite pouvait être dirigée par un chef qui parvenait encore à se faire une vision claire des problèmes techniques, commerciaux et financiers qu'elle posait. L'entrepreneur pouvait alors jouer son rôle d'acteur central dans le processus de destruction créatrice. De son dynamisme dépendait le progrès de nos sociétés industrielles. Plus tard, la complexité des appareils de production de biens ou de services interdit à un seul homme de remplir cette tâche. La Direction est assurée par un Collège, l'influence des actionnaires sur la marche des affaires étant le plus souvent fort limitée, du moins aussi longtemps que la firme prospère. L'entrepreneur tel que Schumpeter le concevait a donc vécu, dit-on. Il appartient à l'histoire.
Cette critique n'est pas vraiment convaincante. Nul ne songe à contester qu'une Direction générale se compose de plusieurs personnalités, chacune exerçant à la tête d'un service une activité différente de celle des autres. Il n'empêche que tout navire doit disposer d'un capitaine. Que celui-ci ne puisse conduire le bateau qu'en étroite collaboration avec des lieutenants capables de suppléer à la fois à l'insuffisance de ses connaissances et du temps dont il dispose est évident. Il lui appartient de faire la synthèse des opinions de chacun, et au minimum de fixer la destination du navire. Le parcours d'une entreprise doit aussi être décidé. Savoir quelles sont, parmi les multiples informations dont le président de la Direction générale dispose, celles qu'il retiendra pour se livrer à une continuelle destruction créatrice est son affaire. Il est, au plein sens du terme, le type accompli de l'entrepreneur tel que Schumpeter nous l'a décrit.

L'information immobilière, No 73.