_ No 22 - automne 2010 Print

 

FRANCOPHONIE et mondialisation

Le XIIIe Sommet des chefs d'Etats francophones nous fournit l'occasion de procéder à une estimation de la situation des langues à l'heure où la mondialisation poursuit des ravages que rien ne semble devoir arrêter. Situation du français mais également de l'anglais, remplacé de plus en plus par le sabir américanisé qu'utilisent près de deux milliards d'êtres humains et dont la conséquence est de faire de la langue de P. D. James et de la reine Elizabeth (celle de Shakespeare n'est que rarement employée de nos jours) l'une des plus massacrées au monde.

Diversité linguistique menacée??
Selon les chiffres, 70 Etats, membres de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), représentent plus de 870 millions de personnes parlant le français, soit comme langue maternelle, soit comme première langue étrangère, soit encore comme langue de travail et/ou de culture. A l'ONU, les nations francophones constituent le tiers environ des Etats membres. L'OIF est active depuis 40 ans, avec un réseau sur les cinq continents. C'est dire si l'existence du français semble loin d'être menacée.

Ce n'est là, cependant, qu'une vitrine pour donner aux peuples francophones l'illusion que leur langue est défendue et que leur patrimoine est régulièrement mis en valeur. La réalité quotidienne est légèrement moins flatteuse. L'abdication, devant les exigences de la mondialisation, de ce qui fait l'âme des peuples (pas uniquement francophones) est flagrante jusque dans les plus petits détails. Il suffit de voir à quelle cadence la langue française et l'enseignement du français dans les universités étrangères sont progressivement remplacés par l'anglais pour s'en rendre compte. Il est vrai que lorsque l'on connaît de l'intérieur l'efficacité du British Council, la motivation et la compétence de son personnel et qu'on les compare à l'abdication des autorités françaises, on comprend beaucoup de choses.

 

Quelle raison invoquer pour ce fiasco francophone?? L'absence de volonté politique, bien sûr, répercutée à tous les niveaux. Ainsi, l'acceptation d'une législation européenne qui, en phase de concertation, est envoyée aux parlements nationaux à 80 % en anglais, ce qui laisse toute latitude à des interprétations divergentes. Et puis, il y a l'éducation. Pour les élèves de notre génération, correction et élégance syntaxiques et lexicales, exactitude orthographique résultaient presque automatiquement d'un apprentissage cohérent, qui impliquait un abord syllabique de la lecture et de l'écriture, au lieu de la méthode globale introduite dans les années soixante-dix, source d'illettrisme. Dans le domaine de la littérature, avoir lu les classiques et en connaître des passages par cœur allait de soi. Même ceux que cela laissait de marbre(1) ont encore dans l'oreille des répliques, des vers, des sentences qui tissent la trame de leur identité.

Aujourd'hui, les programmes scolaires incluent non seulement une majorité d'auteurs contemporains(2) dont la légitimité ne repose que sur leur succès commercial ou leurs appuis people, au détriment des maîtres d'autrefois, mais également des traductions de romanciers étrangers – américains la plupart du temps – en contradiction avec le fait avéré que la langue spécifique aux traductions est essentiellement artificielle et finit par altérer la langue maternelle dans ce qu'elle a de plus profond, esthétique et spontané.

Mais les aberrations pédagogiques ne font que traduire la volonté des promoteurs de la mondialisation, avec la complicité des élus politiques au plus haut niveau, d'effacer l'identité des peuples européens en s'attaquant aux langues nationales par l'imposition du «sabir unique transatlantique» (SUT), c'est-à-dire anglo-américain. La Suisse n'est, de ce point de vue, pas mieux lotie que les autres pays européens. Les administrations de service public telles que les PTT ou les CFF (subrepticement privatisées, contre la volonté des citoyens) en sont les champions. Ouvrons un bottin de téléphone en ligne. Il ne s'appelle plus bottin, d'ailleurs, mais directory. Pour peu que l'on souhaite en approfondir les détails, on doit se contenter de sous-titres tels que local Corner, local Banner, local Toplisting Exclusive, etc. La Poste exhibe partout ses intitulés?: PostMail, Yellowcities, Track & Trace, PickPost, PhilaShop, E-trading, etc. La liste des professions et institutions ne parle plus de coiffeurs, d'instituts de beauté, de conseils communaux ou d'entreprises de sanitaires mais de Hairdressers, Cosmetic Institutes, Municipal governments ou Sanitary facilities.

Les banques suivent une logique identique. Tout n'est que Wealth Management, Investment Banking & Securities, Asset Management, numéros de clearing. Les compagnies d'assurance suivent. Il n'y est plus question d'assurance maladie de base mais de Basic, ni d'indemnité de salaire mais de Salary, ni même d'assurance complémentaire hospitalière mais de Hospital Standard Liberty. D'ailleurs, on n'écrit pas au siège de la compagnie mais à son Service Center (ce dernier mot orthographié à l'américaine et non à la britannique). Quant aux petites et moyennes entreprises, il n'est plus un artisan ou un commerçant qui n'inscrive le mot shop sur sa devanture ou sa camionnette, ne précise qu'il est un group, qu'il s'occupe de management, de bikes, de coaching ou de flowers. La langue courante est de plus en plus à l'avenant. On n'«expédie» plus, on dispatch?; on ne «soutient» plus une équipe sportive, on la supporte?; on ne met plus «à niveau», on upgrade?; on ne relève pas «un défi», on affronte un challenge. Evidemment, on ne saurait «maîtriser une

situation» on l'a sous contrôle?; une difficulté ne «prend pas un sens précis» mais fait sens?; on n'est plus «chargé» de quelque fonction mais en charge. Le comble, en France, est atteint par les commerces?: Carrefour est devenu Carrefour Market et Atac, joignant le ridicule à l'abaissement, n'est plus, en certains endroits, que Simply Market?! Quiconque a fait un peu d'anglais à l'école s'en accommode servilement, mais la vieille dame, le retraité ou le travailleur privé d'études supérieures, pour qui l'anglais reste à tous les points de vue une langue étrangère, sont tout simplement exclus de l'activité quotidienne d'un pays qui, après tout, est le leur.

Du tout anglais à l'impossibilité de penser la science
Il y a toutefois plus grave encore. La submersion de la pensée scientifique par le SUT engendre une atrophie intellectuelle sournoise chez les chercheurs et les professeurs du monde universitaire. Elle ne diminue pas l'intelligence, elle la canalise, la détourne progressivement, au point qu'elle se calque ensuite sur un modèle unique?: le modèle anglophone.

Dans un ouvrage essentiel [La mise en place des monopoles du savoir, L'Harmattan, 2001.], datant de quelques années déjà mais toujours actuel, l'ingénieur et professeur d'informatique Charles Durand dénonce la mainmise du système d'analyse anglo-américain sur l'ensemble de la pensée scientifique. Son expérience, née de sa longue activité d'enseignant aux Etats-Unis et au Canada, lui permet de peindre un tableau déconcertant de la pratique universitaire mondiale.

Après avoir rappelé qu'aucune pensée n'existe hors de la langue qui la concrétise, il démontre combien la soumission à une langue unique occulte des angles de recherche originaux et prometteurs différents de ceux imposés par les maîtres anglo-saxons. L'anglais a été choisi non parce qu'il est la langue la plus favorable à l'expression scientifique mais parce que, sous l'impulsion d'une Amérique qui a bénéficié seule de la guerre civile européenne de 1914 à 1945, il a acquis une dimension mythique. Convaincus que seul le passage obligé par la recherche américaine donne lettres de noblesse et avenir, les chercheurs du monde entier rêvent d'être inscrits dans les citation indexes américains. Il est vrai que la majorité des directeurs de chaires et de laboratoires se basent sur eux pour l'engagement de leurs nouveaux chercheurs. Or, il est de fait que plus les scientifiques européens publient et communiquent en anglais, plus ils passent inaperçus. En premier lieu parce que, sauf exceptions, ils ne parviennent jamais à exprimer toutes les subtilités de leur pensée dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. En second lieu parce que, par conformisme et par nécessité, ils n'empruntent que des champs d'exploration allant dans le sens de la recherche anglo-saxonne. Enfin, parce qu'ils ne publient que rarement quelque chose d'original puisque les directions de recherche originales, c'est-à-dire s'éloignant de ce que veulent les instances américaines, ont été négligées.

Parmi les autres effets pervers de l'abandon des langues autres que le SUT figurent?: l'aliénation intellectuelle par simplification de l'argumentation faute de maîtriser l'anglais aussi bien qu'un natif de cette langue, la confiscation des résultats par les Anglo-Saxons (Duschene avait trouvé le penicillium glaucum avant Fleming, de Martinville avait conçu le tourne-disques et Charles Cros construit le premier enregistreur avant Edison, Clément Ader fut le premier à décoller du sol dans un appareil, treize ans avant les frères Wright), la déformation de la représentation du monde (la tendance à ne consulter que des études anglo-américaines ou inspirées par elles offre une image des réalités chinoise, japonaise, indienne, etc. tronquée, surtout quand aucun auteur autochtone n'est sollicité), la mainmise anglo-saxonne sur l'édition scientifique, le «pillage et la marginalisation de la recherche non anglo-saxonne» (comme le prouve l'affaire Montagnier/Gallo sur le virus du sida), la monopolisation du savoir par les Anglo-Américains, qui décident pratiquement seuls de ce qui doit être retenu, publié et utilisé (et qui en retirent les fruits commerciaux), l'endoctrinement des esprits et l'uniformisation de la pensée.

Comment se réapproprier la pensée scientifique
Le premier remède à appliquer, suggère Durand, est de bon sens?: que les chercheurs travaillent et communiquent dans leur langue maternelle. Il faut pour cela, bien entendu, l'appui de l'Etat et des institutions de recherche, lesquels doivent financer et favoriser des publications de haute qualité dans les langues utilisées par les chercheurs. Le deuxième remède consiste en une modification profonde du brevetage. Face aux chercheurs américains pour qui le coût d'un brevet est relativement modique, le chercheur européen doit s'acquitter d'une somme faramineuse. L'aberration va jusqu'à devoir abandonner un brevet en cours de route (c'est arrivé à l'Université de Caen, il y a quelques années), faute de moyens financiers, brevet aussitôt repris par les Américains et exploité par eux. Enfin, il s'agit, d'une part, de remettre en vigueur les traductions d'articles et de conférences scientifiques, et, d'autre part, d'encourager le multilinguisme. Saisir la teneur d'un discours dans une langue étrangère est plus facile que d'en tenir un dans une langue qui n'est pas la sienne.
Les chances que ces deux initiatives voient le jour sont malheureusement réduites. D'abord à cause du travail de sape de l'Union européenne, appliquée à faire de l'Europe, à tous les niveaux, un satellite des Etats-Unis. Ensuite parce que les autorités politiques des pays européens ont toutes été formées dans le moule de cette satellisation. Ce qui fait dire à Durand que les nations européennes sont peut-être irrémédiablement engagées dans une «régression évolutive» dont elles n'ont ni le courage ni la volonté de se sortir.

Michel Bugnon-Mordant
Dr en langue et littérature anglaises
Président de l'Académie suisse de géopolitique

1) La plupart de mes condisciples de la section économique, au Collège, en bons matérialistes obsédés de commerce et de profit, étaient d'avis qu'il fallait supprimer des programmes tout ce qui n'était pas matériellement utile : littérature, histoire, philosophie. Ce sont eux et ceux de leur trempe qui, ayant eu par la suite le pouvoir d'infléchir la direction prise par la société, l'ont engagée dans l'impasse où nous sommes.

2) 98% de ce qui est publié en «littérature» est médiocre, avec des non entités littéraires comme Marie Darrieussecq, Amélie Nothomb, Marc Levy, de vieilles barbes n'ayant plus rien à dire depuis belle lurette comme Philippe Sollers ou des illusionnistes bobos comme BHL, soutenus par le microcosme politique et médiatique parisien.