_ No 22 - automne 2010 Print

 

Claude Blancpain, un homme, des visions

Certains ont une «impasse» à leur nom juste parce qu'ils ont été élus. Les manuels d'histoire ne vont pas attribuer de grands faits d'armes à Claude Blancpain mais il a un jardin public en ville de Fribourg. Une place froide qui ne rappelle en rien la courtoisie du personnage, son esprit inventif et généreux. Un concours d'idées est ouvert pour améliorer les Terrasses Claude Blancpain afin d'en faire un lieu convivial et agréable. Cet homme a tout de même été baigné dans la gastronomie, l'art de vivre et la culture francophone.

Le pays de Fribourg traînait une image de région arriérée encore dans les années soixante et plus. Ses fils partaient travailler à Genève. Passer de la campagne à la ville était vu comme un vrai exil. Ces émigrés fribourgeois se plaisaient au bout du lac jusqu'à s'y installer définitivement. Pourtant Fribourg avait des entreprises de renom, fruits de génies inventifs. Des capitaines d'industrie, comme on les nommait encore, avaient régulièrement développé des productions entièrement destinées au marché national et à l'exportation. Ces propriétaires d'entreprises, ces patrons, n'ont pas préparé leur succession. Leurs sociétés ont changé de main, sont passées sous contrôle d'autres entités avec des directions hors sol. La Brasserie du Cardinal, dirigée par Claude Blancpain, n'a pas échappé à cette évolution mais la production est encore à Fribourg en 2010. Malheureusement, 2011 sera une autre année.

Cardinal - Blancpain?: une histoire de famille puisque trois générations se sont succédé à la direction de l'entreprise de 1899 à 1970, jusqu'à la création d'une entité importante, Sibra Holding, qui contrôlait six brasseries, dans un marché en expansion. C'est en 1971 et jusqu'en 1978 que Claude Blancpain occupa la présidence de la Chambre fribourgeoise de commerce et de l'industrie. Il succédait à Louis Guigoz, un autre grand nom de l'agro-alimentaire de la région. Cette présidence coïncidait avec l'arrivée d'un nouveau directeur à la Chambre, Gérard Ducarroz. Deux hommes neufs qui avaient respectivement choisi leur épouse à Paris et à Bruxelles, ce qui explique un peu leur ouverture d'esprit. C'est dans ces années que le décollage de l'économie fribourgeoise a eu lieu. Une vraie amicale de patrons, parfois concurrents, qui savaient déjà travailler en réseau et jouer la carte de la complémentarité. Certains de ces propriétaires bourgeois ont marqué le paysage local. Claude Blancpain sort certainement du lot avec Henri Renevey (Gainerie Moderne), Marcel Boschung (machines d'entretien), Adolphe Merkle (VibroMeter), Hans Teische (Fabromont tapis). Plus d'une quinzaine d'autres entreprises importantes ont fermé, ont quitté Fribourg ou ont été fortement redimensionnées sous un autre actionnariat.

Claude Blancpain a vendu lui-même à Nestlé, en 1971, son entreprise Dyna, créée en 1942, pour répondre aux besoins alimentaires entraînés par le blocus de la Suisse. Cette jeune entreprise conditionnait une pâte, Tartex, composée de levure de bière et de matières végétales. Ce produit naturel avait la faveur des Helvètes, contraints de changer leurs habitudes à table. Après la guerre, en 1945, les ventes s'effondrèrent avec la fin du rationnement. C'est là que Claude fit preuve d'opiniâtreté et de vision en améliorant sa recette de base avec du foie et de la truffe. Le Parfait est né et des générations d'enfants adoreront ce produit en tartine et en sandwich. C'est un symbole helvétique comme le lait, le fromage et le chocolat. En 2007, le géant mondial de l'agro-alimentaire déplace la production du Parfait dans son usine Thomy à Bâle. Fribourg perd une partie de son identité et de son patrimoine.

Cardinal - Le Parfait n'expliquent pas les Terrasses Claude Blancpain. En effet, c'est son amour pour les arts et la culture qui a révélé les sentiments profonds de l'homme. Il était par ailleurs colonel dans l'Armée suisse et notable au naturel. On retrouve ainsi ce côté bourgeois qui générait tout de suite du respect lors de rencontres. Toutefois, son engagement envers la cité est constant et probant. Vice-président de la Commission du Musée d'art et d'histoire, il veille aussi à la sauvegarde du patrimoine bâti. Il s'est engagé fortement en faveur de l'agrandissement du musée, en 1981, dans les anciens abattoirs au bas du Varis. Œuvre menée à terme, justement en face des Terrasses qui portent son nom depuis 2004. Admirateur de Jean-Tinguely, tout naturellement il a soutenu la création (1998) de l'Espace Jean Tinguely - Niki de Saint Phalle. Dix ans plutôt, il avait fait don de sa collection d'objets témoins de la culture brassicole à Fribourg, en créant le Musée Cardinal de la bière, une institution sympathique ouverte au public dans la Brasserie éponyme.

La francophonie avant l'heure
Claude Blancpain avait les moyens de ses visions et ses engagements étaient toujours réfléchis, motivés. Allié par mariage à une grande famille française, son amour de la culture française s'explique aisément. Dans les actes, c'est un peu l'air de Paris qu'il a emmené sur les bords de la Sarine. L'Alma Mater de l'Université de Fribourg ne s'est pas trompée en lui décernant le titre de docteur honoris causa en 1973.

Toutefois, en 1976, il pérennise son action en inaugurant à Fribourg une section de l'Alliance française. Une démarche originale dans une ville francophone, mais précieuse dans la cité des Zaeh-ringen, où la culture germanique tente de s'imposer. En 35 ans d'activité, cette société a invité de nombreux orateurs prestigieux. Elle organise des conférences en collaboration avec la Faculté des lettres et de philosophie ou d'autres institutions culturelles. Soucieux de l'avenir de la culture francophone à Fribourg, toujours en visionnaire, en 1976, Claude Blancpain crée la fondation qui porte son nom, pour soutenir les arts et la culture française. Depuis son décès en 1998, c'est son fils François-Dominique Blancpain qui préside cette institution privée, utile à la collectivité. Depuis l'été 2010, ce président de la fondation qui honore son père, est revenu de Paris dans la propriété familiale de la campagne fribourgeoise. En 2011, il y aura 100 ans que Claude Blancpain est né et 35 ans que sa fondation enrichit la vie culturelle locale et le patrimoine fribourgeois. Rouge, blanc, un peu de bleu. Le panache de la bière et le partage d'un moment d'amitié. La subtilité du Parfait et sa recette naturelle. Grâce à la culture, à sa culture, l'homme demeure présent à Fribourg, flambeau de l'esprit francophone ouvert.
NN

Repères
1942, comme jeune ingénieur et docteur ès sciences et physique de l'Université de Genève, il fonde Dyna qui produit le Tartex qui donnera naissance au «Parfait».
1943, il siège, avec ses frères Pierre et Bernard, au Conseil d'administration de la Brasserie du Cardinal à Fribourg.
1970, il crée Sibra Holding SA, un groupe brassicole important en Suisse.
1971, c'est la présidence de la Chambre fribourgeoise de commerce et il accompagnera le développement du canton jusqu'en 1978.
1973, titre de docteur honoris causa de l'Université de Fribourg
1976, création de l'Alliance française de Fribourg et constitution de la Fondation Claude Blancpain pour le soutien de la culture française à Fribourg.
1981, participation active, avec la Commission du Musée d'art et d'histoire, à l'extension du dit musée, puis à la réalisation de l'Espace Jean Tinguely - Niki de Saint Phalle.
1988, réalisation du Musée Cardinal de la bière, ouvert les mardis et jeudis, dans la brasserie?(???)
Reconnaissance de la ville et cité de Fribourg, Les Terrasses Claude Blaincpain, industriel et mécène, ont été inaugurées le 18 mai 2004.