_ No 20 - printemps 2009 Print

Élogeà la pérennité

Je hais la vis Parker; ce cylindre de métal, étrange croisement d’une vis à bois et de la croix fédérale, accélère la fabrication mais interdit la réparation. La vis Parker, comme l’appareil photographique jetable ou le briquet non rechargeable, est la métaphore d’un système industriel qui vise la production de masse, l’usure programmée et le remplacement accéléré. Cette économie de l’éphémère est l’antithèse du travail lent et patient de l’artisan, de la création du chef-d’oeuvre par le compagnon.

En ce début de millénaire, un petit groupe d’hommes entraîné par Daniel Hillis, le pape des processeurs ultrarapi- des à structure massivement parallèle (la fameuse «Connection Machine»), part en croisade pour bâtir l’ordinateur le plus lent du monde: l’horloge «Long Now» ou «long maintenant».

La version définitive de ce mécanisme révolutionnaire trouverait sa place dans un désert du Nevada, au sud-ouest des Etats-Unis. Le visiteur sera invité à pénétrer dans les entrailles de la montagne pour y découvrir une horloge monumentale, d’une hauteur de vingtmètres; à l’entrée de la caverne, il apercevra un pendule géant oscillant toutes les dix secondes; en s’élevant d’un étage, il découvrira un mécanisme battant une fois par jour. En poursuivant son ascension, le visiteur accédera aux étages supérieurs où des dispositifs de plus en plus lents dénombreront les années bissextiles, les années séculaires non bissextiles, et enfin le cycle de 25 784 ans de la précession des équinoxes. Il terminera son périple au sommet de l’horloge, dominée par deux hélices géantes, elles-mêmes entraînées par un contrepoids de plusieurs tonnes.

La stratégie de construction d’une telle horloge repose sur quatre principes fondamentaux :

  • • la précision, garantie par un mécanisme binaire analogue à celui des montres digitales et basé sur une représentation à 32 bits;
  • • la longévité, assurée par la lenteur, la résistance aux agressions du climat et à celles des hommes;
  • • la facilité de maintenance, découlant d’une technique mécanique, donc robuste, et de l’utilisation des matériaux les plus résistants du moment;
  • • la transparence, assurant la compré- hension intuitive du mécanisme et sa réparation aisée.

Conçue pour durer, évoluer et s’auto-réparer, l’horloge «Long Now» devrait afficher un temps exact pendant 10'000 ans au moins, une période équivalente à celle qui nous sépare de l’époque gla- ciaire. Elle corrigera automatiquement ses erreurs par détection de la position du soleil à midi. Son rythme, très lent, sera d’un tic-tac par an; elle sonnera tous les siècles et un coucou surgira à chaque changement de millénaire! Dans un monde dominé par la vitesse, ou même des ordinateurs en parfait état sont démodés après quelques mois d’usage, le projet «Long Now» nous ramène à la lenteur, à la durabilité et à la pérennité. Il nous encourage à vivre dans la durée, et non dans l’instant; il nous suggère une responsabilité envers les centaines de générations à venir, et non le profit immédiat promis aux actionnaires du moment. I ngénieurs, scientifiques ou chercheurs, nous façonnons le monde; adhérons à l’esprit du projet «Long Now» et, à notre échelle, dans notre entreprise, dans notre institution ou dans notre communauté, retrouvons la voie royale de la création, l’exécution de notre propre chef-d’oeuvre! Longue vie à «Long Now»!

Daniel Mange, Prof. d'informatique.