_ No 18 - printemps 2007 Print

Eureka - America - America

D’un seul coup d’aile, le vol SR108 nous mène de Zurich à San Francisco; de là, la mythique autoroute 101, qui irrigue toute la Vallée du silicium, nous conduit plein nord jusqu’à Eureka, aux confins de la Californie. Une imprévisible rage de dents nous cloue en ce lieu, permettant du coup une observation rapprochée du mode de vie américain.

Générosité dans l’accueil, gaspillage des ressources, goût d’entreprendre, pauvreté culturelle dominent la scène. Même si les formules de politesse se résument à l’onomatopée la plus brève qu’on puisse imaginer, le légendaire «Hi» est assorti d’un sourire de bienvenue toujours chaleureux, jamais forcé. Le client est roi, même si le festin se limite à l’incontournable sandwich BLT (bacon, lettuce, tomato). À la pompe – où le préposé nous initie aux délicates manipulations de la carte de crédit et du bec verseur –, chez le dentiste – où le voyageur loin de sa base atterrit en urgence absolue –, dans le bus – où vous avez droit à une annonce personnalisée –, l’accueil sera invariablement généreux.

Le gaspillage des ressources commence à table, où les dimensions parfois hallucinantes des pizzas, steaks et autres sandwiches nous condamnent à des explications confuses au serveur éploré ; il n’y a que le ristretto qui va dans le bon sens, combinant une augmentation de qualité – enfin du goût ! –, avec une diminution de quantité. L’excès de climatisation – il fait toujours trop froid –, et la malutilisation de l’espace – les villes sont dispersées et sans caractère –, découlent de cette abondance de ressources – énergie, matière, espace – à disposition du peuple américain.

Le goût d’entreprendre resplendit tout au long de la vallée du silicium, et plus encore autour de la nouvelle capitale de la Baie, San Jose, ville plate au propre comme au figuré, mais rutilante de ses palais techniques: toute la nouvelle économie du silicium – transistors, ordinateurs, réseaux de communications – a son centre de gravité là. Mais plus au nord, à Eureka où, malgré son nom, les chercheurs d’or n’ont rien trouvé, là aussi l’esprit d’entreprise a déniché un nouveau créneau: l’exploitation du bois, les fabuleux troncs de bois rouge (redwood), constitue à la fois la base du tourisme et de l’industrie de la construction.

L’Européen assoiffé de culture, donc de différences, est déçu aux États-Unis sitôt qu’il quitte les grands centres: nourriture fade et monotone, avalée sur le pouce plutôt que dégustée dans les rituels, absence généralisée d’odeurs, films standardisés et distribués dans des salles multiples au choix très limité. Par contre, la culture du «No», c’est-à-dire de l’interdiction, n’a pas de limite: la liste de celles-ci, depuis l’interdiction de se promener à pieds nus ou avec un animal domestique, jusqu’à celle de fumer sur un quai de gare, est très loin de l’image généralement libérale qu’on se fait de l’Amérique.

Accueil chaleureux et nourriture industrielle, esprit d’entreprise et gaspillage des ressources, tout est contraste absolu aux États-Unis, où le marbre des palais bancaires côtoie le plastique des mobilhomes, où la limousine démesurée accoste le trottoir squatté par son clochard.

Visiter les États-Unis, c’est découvrir ce que sera l’Europe dans une génération; merci aux Américains – des Européens exportés – de nous préparer le futur ! Pour nous, il est temps de rafraîchir notre l’anglais.

Daniel Mange, 2000